Postcolonialisme et questions linguistiques
Entre langue et domination, entre oppression et culture, un peuple muet s’exprime parfois, souvent, sur les murs. Cet article est donc naturellement illustré de photographies de graffitis, essentiellement de Lisbonne. En solidarité avec toutes les formes d’expression qui s’opposent à toutes les formes d’oppression.
La domination des pays colonisateurs sur leurs colonies se réalise à travers plusieurs aspects, dont le principal, celui qui saute aux yeux, est la violence et la barbarie de l’exploitation de l’homme par l’homme. C’est cette question raciale, cette question de la mise en esclavage cruelle d’un homme par un autre, et de quel droit ? C’est le pillage des richesses d’un territoire, au bénéfice de puissances européennes, et autres, sans aucune culpabilité de voir réduits à l’extrême pauvreté, voire à la mort, les natifs mêmes de ces territoires, ces natifs considérés, finalement, comme matière première, ou comme outils d’exploitation de matière première.
On parle moins, je trouve, de la question de la langue, qui a pourtant un rôle essentiel dans la mise en place de cette domination. C’est la langue du colon qui devient la langue officielle de la colonie et non celle des natifs. Interdire de parler une langue, c’est tenter de réduire à néant les références propres à la culture d’une communauté et ainsi la rendre malléable. Et c’est d’autant plus important lorsque cette communauté ne connaît pas de culture écrite et que son histoire se transmet essentiellement de façon orale!
Je ne suis certes pas un spécialiste de ces questions-là, mais rien n’empêche de s’interroger, au contraire! Lors d’un voyage au fin fond de la Turquie, en pleine région kurde, j’ai pu remarquer qu’il était interdit aux populations locales de s’exprimer dans leur langue. La langue officielle était le turc, et s’exprimer en kurde était répréhensible. C’est une atteinte directe aux libertés mêmes d’un peuple de s’exprimer, peu importe la langue! L’empêcher de parler, c’est l’empêcher d’exister de la manière la plus naturelle possible, et dans ce cas, provoquer la possibilité d’une expression violente, comme un grand sursaut de vitalité qui explose comme un exutoire d’une parole trop longtemps oppressée.
Le sociologue Pierre Bourdieu et d’autres ont abordé cette question du langage comme outils de domination d’une classe par une autre. Il est aussi discriminant d’avoir un langage de souche populaire dans un entretien d’embauche que d’avoir un handicap physique. Les relations sociales sont profondément marquées par notre langage. Et je pense que dans l’histoire du colonialisme, une réflexion très intéressante a sûrement déjà été faite à ce sujet. Il en est des langues comme des religions, finalement… On les impose à la culture d’un peuple, pour l’annihiler et mieux le dominer.
Je me suis posé cette question, car une chose m’avait sautée aux yeux, en tout cas au niveau des pays d’Afrique de langue portugaise. Lors de l’indépendance acquise durant l’année 1975, suite à la Révolution des oeillets qui mit fin à la dictature au Portugal le 25 avril 1974, ces pays ont gardé comme langue officielle la langue des colonisateurs, des occupants. Ils ne sont pas revenus aux langues autochtones. La langue d’Etat en Angola et au Mozambique reste le portugais.
A Liberdade vive quand o Estado Morre (Lisboa) Crédit photo : Ré Mokta
J’ai eu la chance d’assister à une communication très intéressante à ce sujet au moment du colloque Portugal : Art et Pensée, qui s’est tenu à Paris les 20 et 21 octobre 2014. Helena Carreira, professeur à l’université Paris 8 et spécialiste de linguistique portugaise nous a parlé de la diversité culturelle du portugais.
Cela va sans dire, certes, mais cela va mieux en le disant : les pays lusophones d’Afrique connaissent des contextes culturels plurimorphes. En effet, le portugais y est par exemple en contact avec des langues bantoues, et des langues non bantoues; les contacts sont nécessaires et inévitables. On peut se poser la question de la place du portugais pour les Angolais ou les Mozambicains. Par exemple, parlent-ils tous le portugais? Sont-ils revenus aux langues autochtones une fois acquise l’indépendance? Pas forcément…
Helena Carreira l’explique très bien, et j’espère ne pas avoir mal compris son propos. Il existe, par l’avènement des partis indépendantistes, l’affirmation d’un pouvoir supratribal en Angola et au Mozambique. Il en résulte une situation complètement paradoxale que je tenterai de résumer ainsi : au sein de pays constitués par des relations pluritribales au cours des siècles, l’enjeu de la langue est essentiel. Comme je l’avais dit auparavant, la langue participe de la domination d’un peuple sur un autre. S’il était question de la domination des Portugais sur les peuples d’Angola, il est également question de la domination de certains mouvements indépendantistes sur d’autres. Il en vient une situation presque schizophrène où il est plus intéressant pour les mouvements indépendantistes au pouvoir de maintenir le portugais comme langue officielle, afin de maintenir un pouvoir qui dépasse les querelles tribales.
Certes, beaucoup d’Angolais ne connaissent que le portugais, du fait de la colonisation. Il est alors intéressant de se demander quel est le sentiment linguistique de cette personne, alors que souvent sa langue maternelle diffère de celle de ses parents? On a rapporté, lors du colloque, une situation qui illustre de façon éclairante cette problématique. Il était question d’un couple de Mozambicains originaires d’ethnies complètement différentes. Chaque langue étant également linguistiquement différente, le seul dialogue possible au sein du couple l’était par l’intermédiaire du portugais. Ainsi, par la langue de l’ancien pays colonisateur. Lorsqu’ils eurent un enfant, celui-ci fut naturellement élevé dans la langue portugaise, qui devint sa langue maternelle, au contraire de ses parents.
Alors, il est évident que cet article est plein d’approximations, mais je me contente de soulever des interrogations qui me sont propres, et qui à mon avis appellent des réactions, des témoignages. Je me demande ce qu’il en est des autres pays ayant été colonisés par d’autres nations que le Portugal. Le contexte, ou plutôt, le « sentiment » est-il différent? Comment se représente-t-on la langue de l’ancien pays dominateur? A quel moment est-elle synonyme d’oppression? A quel moment se l’approprie-t-on? Se transforme-t-elle à un moment, en un instrument de la liberté?
Mais surtout, je remarque qu’il n’est pas nécessaire d’aller dans ce contexte métropole/colonie pour retrouver ses différences, quoiqu’avec un sentiment peut-être moindre de cette domination. D’autres échelles de lecture sont bien évidemment possibles. En parlant de la France, n’était-elle pas divisée en langue d’oc et langue d’oïl? N’a-t-on pas tenté d’éradiquer les langues régionales en imposant le français dans les écoles de la 3e République? Les mouvements régionalistes revendiquent leur culture et leur identité justement à travers l’enseignement et l’oralité de leur langue spécifique.
Mais, sur une autre échelle également, j’imagine le fils d’émigrés portugais, né en France, vivant en France, et qui n’a pas la même langue maternelle que ses parents. Qu’est-ce qui le rapproche, ou qu’est-ce qui l’éloigne, de ce petit enfant mozambicain ? Je crois qu’il est important de se rappeler que chaque langue, chaque culture, porte en elle sa richesse et sa vision du monde, et qu’elle mérite, pour cela, le respect et la curiosité que l’on peut avoir de la rencontre avec l’Autre.